Tranches de vie : quand est-ce qu'on arrive ?

Décidément, même pendant les fêtes, les chocs culturels continuent. S'il est une certitude, c'est qu'ici la notion de kilomètres peut-être extrêmement élastique, et que la durée s'inscrit dans le calcul des probabilités. Reflet fidèle de ce que j'ai pu vivre dans la dernière semaine de l'année 2009, cette tranche de vie en est une démonstration éclatante.

Pour réaliser l'expérience, choisissons une famille de 7 personnes, qui décide de venir passer une semaine au Vietnam entre Noël et le Têt Tây (le Nouvel An solaire des Occidentaux). Joignons-y un couple franco-vietnamien qui les accompagne pour leur faire découvrir une facette reposante du pays, loin du brouhaha touristique de la fin d'année. Et ajoutons à l'équipage, l'indispensable chauffeur sans lequel notre minibus ne pourrait se déplacer. Après 2 journées de repos entre tandem, calèche et orchidées à Ðà Lat, prenons la décision de rejoindre le lac Lak, au Sud des hauts plateaux du Centre. Éléphants, baignade, nature et farniente : lieu idéal de villégiature pour des petits occidentaux habitués aux paysages enneigés des décembre européens. Enfin, disposer d'une carte routière de la région, ne paraît pas superflu. Ces conditions posées, il est temps de vérifier la relativité de postulats que je croyais fermement acquis depuis ma plus ancienne scolarité…

Plein Sud pour aller au Nord !

Premier postulat : La durée nécessaire pour parcourir une distance est proportionnelle à la vitesse utilisée pour se déplacer entre le point de départ et le point d'arrivée. Cette vitesse peut-être prévisible en fonction des conditions imposées par le Code de la route, les conditions météorologiques, l'état de la route, et d'autres paramètres plus aléatoires : fiabilité du véhicule, capacité de rétention des vessies, curiosité photographique des passagers, intensité des crampes musculaires… Pariant que je peux faire confiance à l'édition cartographique vietnamienne de 2008, dont je possède un exemplaire acquis rue Tràng Tiên à Hanoi, je peux affirmer que la distance entre Ðà Lat et le lac Lak est de 136 km, en passant par la route nationale 27. Connaissant les habitudes de circulation au Vietnam, j'estime notre vitesse moyenne à 30 km/h que je minore en la pondérant par de nécessaires arrêts touristiques, alimentaires ou hygiéniques, et j'en conclus que 6 heures de voyage me semblent largement suffisantes pour atteindre le pays des éléphants.

Sans inquiétude, je prends donc la décision de faire ébranler le convoi à 10h du matin, pour arriver à l'heure du goûter. Notre sympathique chauffeur se met au volant, et nous prenons la route de l'évasion. Les enfants sont déjà au comble de l'excitation à l'idée de voir de près ces gros animaux pour vérifier que les livres d'image ne les trompent pas (oui, je sais c'est un peu facile, et je n'ai pas grand-chose à dire pour ma défense !). Les parents sont heureux, mon épouse papote avec le chauffeur, et, habitué d'une route parcourue tant de fois, je somnole un peu, puis beaucoup… Mais, c'est justement cette habitude qui me fait ouvrir un œil étonné après quelques dizaines de kilomètres. En effet, il est de règle constante que pour aller de Ðà Lat au lac Lak, il faille parcourir une trentaine de kilomètres sur la route nationale 20, plein Sud en direction de Hô Chi Minh-Ville, pour bifurquer ensuite à droite et remonter plein Nord par la nationale 27, vers le pays Lak. Or, mon regard hébété, à défaut d'être avisé, tombe sur une borne kilométrique qui indique Bao Lôc : 20 km. Et, cette grosse bourgade, chef-lieu de la province de Lâm Ðông, est à plus de 100 km au Sud de Ðà Lat ! C'est l'occasion pour moi de me confronter à un second postulat.

Nord perdu au Sud lointain !

Second postulat : sauver la face est honorable, mais reconnaître son erreur est tout aussi honorable ! Que s'était-il passé ? Dans le feu de la conversation notre chauffeur aurait-il oublié la première bifurcation, à proximité de l'aéroport de Ðà Lat ? Et quand bien même n'aurait-il pu ou pas voulu faire demi-tour, il ne pouvait manquer la route de secours, 40 km plus loin à Dinh Linh. Or, c'est d'une allure guillerette que notre bus se dirige vers Bao Lôc, 44 km encore plus au Sud, alors que, je vous le rappelle, notre destination est plein Nord par rapport à notre point de départ ! À mon interrogation inquiète notre chauffeur répond que la première route est très mauvaise et qu'il connaît une autre route meilleure, plus au Sud qui nous fait remonter ensuite au Nord, avec un petit détour de 20 km. À cette assertion, mes neurones abreuvés du raisonnement mathématique pascalien plongent dans la plus profonde perplexité : les 100 km parcourus en trop vers le Sud font déjà plus de 20 km, et comme il faut les refaire vers le Nord pour retrouver le trajet initial, c'est un détour 10 fois plus important qui nous attend. Mais, ayant eu confirmation plutôt agacée que je n'ai pas à m'inquiéter et que le chauffeur ce n'est pas moi, je considère avec philosophie que, sans doute, ici la centaine vaut une dizaine. Comme quoi, l'inflation n'a pas de limite ! Laissant de côté mes certitudes mathématiques, j'essaie de me raccrocher à des repères géographiques. Je consulte ma carte, et constate avec horreur que la prochaine route qui nous permettrai de remonter vers le Nord, nous fait passer par… Hô Chi Minh-Ville, soit à plus de 400 km au Sud de notre destination finale ! Profitant d'un arrêt à un poste à essence , j'essaye de démontrer, cartographie à l'appui, que nous courrons à l'impasse, et qu'il vaut mieux faire demi-tour maintenant et reprendre la route normale, dût-elle être parsemée de "nids d'éléphants". Le verdict est sans appel : proposition refusée, carte inexacte, manque de confiance irrespectueuse… la bonne humeur du début commence à faire place à une suspicion réciproque sur les compétences d'orientation. Ambiance d'autant plus délétère que les enfants commencent déjà à exprimer leur début de lassitude, par le terrifiant "Quand est ce qu'on arrive ?", qui ponctue souvent les longs voyages en voiture. Après avoir quitté la nationale 20, notre bus s'engage dans des routes de plus en plus étroites et j'attends avec une impatience mêlée de délectation et d'inquiétude, le moment où, comme sur ma carte, la route s'arrêtera subitement. Ce qui ne manque pas d'arriver, quand après avoir évité une mine de bauxite, l'asphalte nous laisse tomber pour un chemin de pierre. Je lis à ce moment une légère appréhension sur le visage du chauffeur, qui parlemente de nombreuses minutes avec les autochtones pour demander son chemin. Dix arrêts et 4 demi-tour plus loin, l'estomac chaviré (nous avons à peine eu le temps de nous restaurer à Bao Lôc…) nous arrivons sur une route… en construction, dont le ruban goudronné se déroule au fur et à mesure de notre avancée. Bien joué ! Effectivement cette route n'existe pas sur ma carte, mais, sortant à peine de terre, je doute fort que notre chauffeur en ait connu l'existence ! Heureusement, grâce à elle, s'il a perdu le Nord, il n'a pas perdu la face. Par je ne sais quel miracle, à travers des routes de traverses défoncées, nous parvenons, après des centaines de "Quand est-ce qu'on arrive ?", à rejoindre la route Hô Chí Minh, 50 km plus au Nord, à Gia Nghia. Nous sommes partis de Ðà Lat à 10h du matin. Il est 17h30, la pluie et la nuit décident de tomber de concert, et je sens que je vais jeter un ou 2 enfants par la fenêtre au prochain "Quand est-ce qu'on arrive ?". Ma femme ne papote plus et les parents sont de moins en moins heureux. C'est dit ! On s'arrête pour la nuit, profitant des nombreux hôtels qui poussent comme des champignons dans cette capitale du Dak Nông, stimulée par la bauxite. Et pour faire cesser notre course infernale, je dois enfreindre ma règle habituelle : ne jamais perdre son calme. Je vous ferai grâce des termes judicieusement choisis que je dois utiliser, mais ils sont suffisamment percutants pour qu'enfin notre chauffeur lâche son volant !

Nous atteindrons le lac Lak, le lendemain vers 14h, après 5h heures de route supplémentaires, en passant par Buôn Ma Thuôt, qui se trouve à 50 km… au Nord. Pour un trajet Sud-Nord de 140 km, nous avons parcouru 500 km plein Sud, puis plein Nord, puis plein Sud !

Dites, ça existe des GPS au Vietnam ?

Gérard BONNAFONT/CVN

(03/01/2010)

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