Sur les origines de la nationalité vietnamienne

Pierre-Richard Féray m’a confié dans son dernier message qu’il reste profondément attaché au Vietnam bien que ses recherches embrassent l’immense mosaïque des groupes ethniques du Sud-Est asiatique. Sans doute, son premier amour !

Le pont Thê Huc emmenant au temple de Ngoc Son (Hanoi) du passé, au temps de la colonisation française.
Photo : Archives/CVN

Inutile de me le rappeler. Dès mes premières rencontres avec lui et sa charmante compagne Yveline à Nice, il y a quelques trente ans de cela, j’ai acquis la conviction qu’eux deux de la «Vietnam Generation», comme disent les Américains, étaient des amis fidèles de notre peuple.

Ils n’ont cessé d’œuvrer pour faire connaître notre culture et notre histoire, lui comme anthropologue-historien et elle comme romancière.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’émergence des États du Sud-Est asiatique dans l’arène internationale, de nombres historiens vietnamiens et étrangers se sont penchés sur l’histoire du Vietnam, spéculant en particulier sur l’origine de la nation vietnamienne.

Un paradoxe historique

Pierre-Richard Féray a eu la gentillesse de m’envoyer à ce sujet son article substantiel Le principe moderne de la nationalité vietnamienne : le choc-dialogue 1890-1930, avec la permission de le publier dans la revue Études vietnamiennes. Cette étude de 60 pages, résultat de recherches laborieuses, présente un grand intérêt pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du Vietnam et à celle du Sud-Est asiatique en général.

L’auteur résume aussi son point de vue sur le principe moderne de la nationalité vietnamienne : «L’histoire a construit la nationalité vietnamienne. La France coloniale ignora la souveraineté dans cette nationalité. Elle sut y reconnaître la culture. Elle tenta de construire l’Indochine comme structure de substitution pour les Vietnamiens mais aboutit à un paradoxe historique aux sources du +malentendu franco-vietnamien+. Elle initia les Vietnamiens à sa +modernité+ sur le principe de changement mais… douta d’elle-même. En dernière analyse, la France républicaine ne sut pas voir dans le révolutionnaire vietnamien qu’il était doublement fils de son œuvre et de sa Patrie vietnamienne, et dans la Rébellion qu’elle était fille de sa Révolution (1789) et, sur la longue durée, de son histoire nationale (Vietnam)». L’article comprend quatre chapitres : La nationalité vietnamienne est historique ; France coloniale et nationalité vietnamienne ; L’éternelle question : d’hier à aujourd’hui : le malentendu Orient-Vietnam ; Conclusion : le principe moderne de la nationalité vietnamienne.

Concernant le principe de modernité vietnamienne, l’auteur nous donne la définition suivante de «modernité» : «évoluer, se transformer, changer tout en restant fidèle à soi-même». Nous reproduisons ci-dessous une partie de la conclusion :

«Cheminer» vers la nation vietnamienne en France entre 1920 et 1925, signifiait-il que le choix de la guerre sous le drapeau français valait argument pour changer le statut de colonisé en… patriote français ?

Le pont Thê Huc d’aujourd’hui.

Qu’on prenne le problème sous n’importe quel angle, l’ambiguïté demeurait. La lutte avec le prolétariat relevait du choix (social) de classe, le combat anti-colonial se mesurait à l’aune d’une politique de toute autre dimension et la dépendance au choix de classe pouvait (ou risquait de) nuire à la cause nationale. Ainsi, dans ce mois d’Août fiévreux de 1945, sous la direction des communistes vietnamiens, les insurgés firent leur choix : un choix patriotique, et partant rassembleur, unificateur, c’est à leur Patrie qu’ils pensaient plus qu’à leurs compatriotes. «Le Vietnamien vaincra !…».

Nguyên Ai Quôc et sa lutte pour l’indépendance

En 1920 nous étions dans une configuration de lutte sociale, pour ne pas mentionner la lutte de classes ; en 1945, la donne a changé, il s’agit pour les insurgés vietnamiens de mener leur combat pour que renaisse leur Patrie. Leur Vietnam ! C’est cette synthèse que va opérer Nguyên Ai Quôc et à sa suite toutes les révolutions coloniales de ce type. Certes et sauf à s’épuiser et perdre, on ne peut se battre sur les deux fronts (social ou national) mais les exécuter l’un après l’autre. Est cela qu’on appelle dialectique? C’est cela qu’ont accompli les colonisés révoltés du Vietnam.

Cependant le choix d’opter au moins autant pour le triomphe de l’action de classe que pour la libération nationale n’appartient pas au seul Nguyên Ai Quôc (il ne l’a au demeurant jamais prétendu!). Je pense à d’autres peuples d’Asie, du Sud-Est comme des rives du Pacifique (n’oublions pas qu’il s’agissait d’une guerre mondiale), mais Nguyên Ai Quôc - en admirateur de Lénine-, l’appliquera, sur une assez longue période avec intelligence et finesse… si bien qu’entre 1925 et 1930, son action empruntera en France puis en Asie méridionale une double voie : en métropole former les «Indochinois» à la cause du prolétariat ; en Asie entre la Chine méridionale et l’Indochine des Français, jeter les bases d’une implantation en vue des actions de guérillas et autres mouvements d’agitation patriotique. C’est, appliquée à l’art militaire de guérilla la stratégie de la double ventouse, du double combat à mener différemment l’une appliquée à la Métropole française et l’autre à la colonie d’Indochine…

Ceci étant analysé, il faut savoir mesure garder… car des question continuent d’être soulevées : durant toute la Seconde Guerre mondiale, la colonie indochinoise était restée prudente, du fait de l’occupation japonaise en coopération (ou en accord) avec l’Allemagne d’Hitler. Le coup de force très sanglant du 9 mars 1945 par les troupes japonaises contre l’état vichyssois ou pétainiste fait passer l’Indochine sous leur tutelle… toutefois le Japon capitulant un peu plus tard, c’est dans cette période d’absence de pouvoir, qu’eurent lieu les massacres perpétrés contre les Français sur ordre de Tokyo et… la prise du pouvoir en Août 1945, par les troupes du Viêt-Minh.

La République démocratique du Vietnam est proclamée et c’est leur leader (à l’ensemble des populations d’Indochine) Hô Chi Minh qui en assure ainsi la présidence. Toutefois, la France, celle du général De Gaulle, sortie en vainqueur aux côtés des alliés, affiche et affirme son retour dans ses colonies d’Asie. Elle donne un double mandat au politique Jean Sainteny pour négocier avec les autorités de Hanoi, et un peu plus tard, au soldat Leclerc, ordre de ramener la paix dans ces territoires français d’Asie, si possible en coopération avec les autorités Viêt-Minh par la signature d’un modus vivendi, dans l’attente d’un accord plus complet. Plus officialisée, voire distinctement plus politique.

Trente ans après la guerre, le Vietnam se développe, le peuple se nourrit et s’éduque.
Photo : Minh Quyêt/VNA/CVN

Voilà la situation résumée, entre affrontement-retour en force de la France dans sa «colonie» (qui vient de proclamer son indépendance) ou accords signés entre les divers belligérants ? À l’évidence, retour ou non, l’Indochine française, c’est terminé. À l’évidence plus encore : l’Asie coloniale des Français ne sera plus jamais comme… avant. Démarre alors entre la France gaulliste et la Révolution, entre Hô Chi Minh, Leclerc et Jean Sainteny escorté de partisans gaullistes victorieux de l’Allemagne et par voie de conséquence du Japon, le «rendez-vous» à ne pas manquer entre la France et le Vietnam, entre les révolutionnaires du Viêt-Minh et les colons européens habitant Saigon ou Hanoi ou d’autres cités du Vietnam.

Mais si, à l’évidence, le rendez-vous fut manqué au Vietnam et ainsi que l’atteste les négociations débouchant sur un modus vivendi signé à la hâte, nous pouvons - ou nous interroger encore et toujours sur cet épilogue malheureux, sur cet échec suivi du déclanchement des hostilités, sur les début de la première guerre du Vietnam ou d’Indochine ? - ou….

En une autre conclusion…

Et pour le Vietnam, également pour toute l’Indochine, les pays lao, khmer, et vietnamien jusqu’en 1975… interminablement bombardés, ou arrosés de napalm, saupoudrés de défoliants et autres substances chimiques… Mais encore… Pour se convaincre de l’Horreur de telle ou telle situation survenue à telle ou telle date, et même après 1975, il faut lire le dernier livre - l’ultime ouvrage important paru sur le Vietnam, celui de John Prado La guerre du Vietnam dont la caractéristique essentielle tient à ce que la guerre est approchée ou appréhendée, vingt ans durant par l’opposition… américaine. Plus exactement : par les oppositions américaines à la guerre, les unes après les autres, chaque fois différentes ou divergentes selon leurs motivations, sans arrêt s’opposant à tel ou tel président américain et les guerres ainsi racontées voire filmées, défilant l’une après l’autre, nous restituent, par delà l’horreur, le monstrueux, l’inadmissible, ce que sont, face à la mort, à la destruction, deux peuples dont l’un subit la guerre tandis que l’autre, le peuple américain (comme avant lui le peuple français) l’exécrait. Et comment ils se tiennent, luttent, résistent, John Prado a écrit à le premier livre pétri d’humanité vraie sur… cette guerre d’Asie.

Quand le livre (833 pages) s’achève, on s’interroge : le Vietnam existe-t-il encore ? Était-il possible que cela fût ? Trente ans après, le Vietnam existe encore et toujours. Plus que jamais. On dit même que sa croissance est bonne, qu’il se développe, que le peuple se nourrit et s’éduque. Et se modernise. On nous rassure même : tout va bien, de mieux en mieux. Mais là-bas, on n’oublie pas. Scrutant la mer, l’horizon et le ciel… «Nous» restons sur nos gardes, affirment les Vietnamiens. Tant il est vrai que le principe permanent de la nationalité vietnamienne, de notre terre patrie, c’est son espérance en la vie, dans le renouvellement de la vie, d’un printemps éternel.

Huu Ngoc/CVN

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