Regard sur la poésie vietnamienne

Dans cet article, Huu Ngoc, à travers une lettre ouverte à Françoise K., écrivaine française, donne ses quelques remarques sur la poésie vietnamienne.


À Françoise K, dans votre dernière lettre, vous m’avez demandé de vous donner un profil de la poésie vietnamienne. C’est trop me demander puisque je ne suis ni poète ni critique littéraire. Pour ne pas vous décevoir, je me résous à vous donner quelques remarques d’un profane en la matière.

Le Vietnam dispose d’un trésor colossal de poésie avec des grands noms de poètes comme Nguyên Du, Hô Xuân Huong, Xuân Diêu, Hàn Mac Tu, etc. Photo : Net/CVN


Disons tout de suite que le peuple vietnamien a de la poésie dans son sang. Après son séjour au Vietnam au temps des bombardements américains, l’écrivain allemand Stern pensait que les deux constantes de la nation vietnamienne sont la guerre - en général défensive - et la poésie. Il n’est pas de Vietnamiens qui ne citent ou ne fassent quelques vers au cours de sa vie.
Trésor de ca dzao, contes, proverbs
Des milliers de ca dzao (poèmes chantés) improvisés, oraux, et anonymes chantent au fil des siècles les travaux et les journées, les joies et les peines des rizières et des villages. La jeune fille se plaint :
«Pareille à la soie frémissant au marché,
Ne sachant hélas, en quelles mains tomber !»

Le jeune passant la taquine alors qu’elle irrigue son champ tard dans la nuit.
«Hé, s’il te plait la belle qui écope au bord de la route. Pourquoi verses-tu tant d’or de la lune ?»
La littérature orale avec son trésor de ca dzao, proverbes, contes et devinettes se développe en même temps que la littérature écrite avec l’usage de trois écritures : les idéogrammes chinois han, les idéogrammes vietnamiens nôm et l’écriture romanisée alphabétique.
La littérature classique règne près de mille ans. Elle débute au Xe siècle, avec la reconquête de l’indépendance nationale à l’issue de mille ans de domination chinoise. Elle prend fin dans les dernières années du XIe siècle avec l’occupation française. Les écrivains font usage de deux écritures.
1. Les idéogrammes han quand il s’agit d’œuvres académiques, les vocables chinois vietnamisés étant prononcés à la vietnamienne. Le han joue le rôle du latin dans l’Europe du Moyen-Age pour l’éducation, la religion, l’administration.
2. Les idéogrammes vietnamiens
nôm inventés au XIIIe siècle pour les œuvres considérées alors comme mineures, en langue nationale. Le nôm heureusement nous préserve un trésor littéraire authentiquement vietnamien.
Parmi des dizaines de poètes classiques, je retiens seulement trois des plus grands noms Nguyên Trai, Nguyên Du (prononcez Dzu) et Hô Xuân Huong. Nguyên Trai (XVe siècle) était un éminent homme d’État, grand stratège, excellent diplomate et grand poète. Il a aidé son roi à chasser l’occupant chinois au terme d’une guerre de résistance de dix ans. Il a affirmé la possibilité de la langue vietnamienne d’exprimer les nuances les plus fines du cœur et de l’esprit dans un recueil de poésie en nôm.
Nguyên Du (fin XVIIIe siècle) est notre plus grand poète national. Son L’histoire de Kiêu, roman de 3.000 vers reste le plus grand chef-d’œuvre de notre littérature. Il souvit à tous les temps, toutes les écoles, il appartient à tous les âges et toutes les couches sociales grâce à son profond humanisme.
La trans-culturation ou plutôt l’acculturation
Dans son discours prononcé au palais de la présidence, lors de sa visite au Vietnam en l’an 2000, le président Bill Clinton a cité deux vers du Kiêu pour faire allusion au rapprochement entre les États-Unis et le Vietnam :

“Sen tàn cuc lai no hoa
Sâu dài ngày ngan dông dà sang xuân”

(Les lotus se fanaient, les chrysanthèmes commençaient à fleurir.
Longue était la tristesse, courts devenaient les jours de l’hiver quand passait au printemps).
La poétesse Hô Xuân Huong (XVIIIe siècle) était un phénomène unique dans notre littérature. À l’encontre de l’orthodoxie confucéenne de l’époque, elle abordait directement les questions de l’amour charnel dans des poèmes à double sens. Elle évoquait sans fard mais sans crudité les secrets du corps féminin. Elle faisait allusion au sexe à travers les descriptions d’objets familiers (éventail, balançoire, fruit du jacquier…). Sa poésie frémissante de sensualité reste très élégante, elle défendait la fille mère et critiquait l’hypocrisie masculine.
La poésie vietnamienne est passée du classique au moderne pendant la période de la colonisation française (1884-1945), sous l’effet de la trans-culturation, ou plutôt de l’acculturation. Une révolution dans la forme, mais essentiellement dans le fond.
Edward Hall a raison de distinguer deux sortes de culture, le high level marquant les sociétés collectivistes (Asie, Afrique, Amérique latine) et le low level caractérisant les sociétés individualistes (Amérique du Nord, Europe occidentale). La culture vietnamienne s’est formée et affirmée par le brassage de 54 ethnies obligées de s’unir pour faire face aux crues fluviales (construction de digues) et aux agressions de l’Empire chinois, d’autre part, l’influence durable de la doctrine confucéenne très collectiviste.
Poésie nouvelle
Pour mieux exploiter le pays, la colonisation française réalise une modeste modernisation du pays, qui a pourtant bouleverse les traditions collectivistes, en particulier dans les villes. Grâce à l’adoption de l’écriture romanisée (quôc ngu) remplaçant les écritures idéographiques trop difficiles et à l’imprimerie, la presse et le livre connaissaient un essor sans précédent. Avec le développement de l’industrie et de l’urbanisation, il se crée un public citadin petit-bourgeois qui, vers les années 1920, remplacé l’ancienne intelligentsia confucéenne. Une littérature moderne voit le jour.
Parmi les tendances littéraires, s’affirme en premier lieu la tendance romantique issue du romantisme français. Ainsi, est né dans les années 1930 le mouvement dit Tho moi (Poésie nouvelle) qui exprime une protestation passionnante de l’individu contre les entraves de la société féodale. L’individu revendique ses droits à l’encontre de l’éthique confucéenne. Il veut dépeindre ses états d’âme intimes, avec le «je» personnel et non plus avec le «nous» impersonnel.
Xuân Diêu, un des pionniers, raconte : «Ce sont des jeunes gens qui avaient reçu une instruction dans les écoles de ce temps, qui connaissaient la langue française, qui aimaient la culture occidentale. Nos pères et nos grands-pères disaient ta (nous) pour parler d’eux-mêmes, ils existaient en tant que sujets du roi, élèves du maître. Fils et petits-fils employaient le mot tôi (je, moi). C’est l’individu qui revendique le droit à l’existence».
Le principal cheval de bataille des romantiques est l’amour de libre consentement, rejetant le mariage arrangé par les parents et la grande famille. D’autres thèmes favoris sont le spleen, la nature, les ruines, le passé historique, les errances… Xuân Diêu se confie : «Je me suis formé premièrement à l’école de nos chansons populaires ca dzao, deuxièmement à celle de nos grands poètes classiques (Nguyên Trai, Nguyên Du…), troisièmement à l’école de la poésie occidentale, et particulièrement à celle des grands poètes français». Mentionnons quelques autres chefs de fil de la poésie romantique.
Huy Cân emploie des métriques traditionnelles rénovées et des formes nouvelles pour chanter la tristesse de l’homme face au spectacle des changements dans la nature immuable. Révolutionnaire, il élargit son inspiration aux multiples aspects de la vie, attirée vers deux thèmes ; l’homme et son ascension par la lutte, liaison entre l’homme et la nature.
Chê Lan Viên se fait un nom à 16 ans avec son recueil Diêu tàn (Ruines) qui, à travers les vicissitudes du peuple cham évoque les souffrances de son propre peuple. Il s’impose comme poète de l’intelligence et brillant essayiste politique. Hàn Mac Tu, le poète lépreux, est mort à 28 ans dans une léproserie. Son inspiration catholique, d’une veine mystique et symbolique, apporte une note nouvelle.

Huu Ngoc/CVN

(À suivre)

                                                                                                            

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