Quel chantier !

Des routes qui se créent, d’autres qui s’élargissent. Des maisons qui poussent comme des champignons, des immeubles qui s’élèvent plus vite que des bambous. Le béton et le ciment ont de beaux jours devant eux, au Vietnam.

>>Plus il y en a, moins il y en a

>>Ça tombe à pic

>>Ça ira mieux demain

Construction d'un chemin vicinal dans la province de la province de Quang Ninh (Nord).

Ville ou campagne, impossible d’y échapper : ici, le chantier est roi. Je ne parle pas ici d’un quelconque désordre, mais bien des travaux qui s’installent un peu partout. Même si, parfois, ces travaux en cours viennent mettre un sacré chantier dans le train-train de la vie quotidienne. Certes, on peut se dire que les désagréments présents préfigurent le confort de demain. Qu’il vaut mieux supporter l’inconvénient de quelques semaines de poussière, ralentissements et odeur de goudron, que de se briser les reins durant des mois sur des routes au revêtement en haillons.

Que le plaisir d’habiter une maison neuve vaut bien d’enjamber, pendant quelque temps, tas de sable ou de briques, supporter le bruit de la bétonneuse ou se salir les chaussures dans des flaques de boue. Tant que tout cela est provisoire. Sauf que parfois, les dommages collatéraux des opérations d’embellissement peuvent être irrémédiables.

Ce sera mieux demain

La route qui nous conduit en montagne a bien changé depuis la première fois que je l’ai prise. C’était en 2008. Aucun véhicule digne de ce nom ne s’y hasardait sans appréhension. Certes, le piteux état de la chaussée en garantissait la rareté en touristes, ce qui, pour moi, était de la plus haute importance. Mais pour nos reins, le prix à payer était élevé. Entre nids de poule (ổ gà), de buffle (ổ trâu), et d’éléphant (ổ voi), nous avions l’impression de chevaucher un taureau déchaîné. Là où, aujourd’hui, il nous faut une heure de trajet, nous en mettions deux ou trois fois plus.

Arrivé à l’étape du soir, nous étions tellement moulus que nous n’avions plus d’énergie pour profiter des lieux. Alors, évidemment, tandis que notre bus roule sur le ruban de bitume uni, j’en savoure chaque instant, écoutant le doux chuintement des roues qui s’en donnent à «gomme joie». Soudain, juste après un virage, plus de macadam. Nous pilons devant un drapeau rouge et une route mise à nue. Le drapeau rouge, c’est celui brandi par un préposé à la signalétique du chantier. Car c’est bien d’un chantier routier dont il s’agit, et comme tout chantier ici qui se respecte, il n’existe aucune pré-signalisation qui avertisse l’usager. C’est quand on a le nez dessus que l’on sait qu’il faut ralentir ou stopper. En l’occurrence, c’est le stop qui s’impose. Pas seulement parce que le tissu rouge nous l’intime, mais aussi parce que plusieurs faits concomitants ne nous laissent guère le choix.

Au Vietnam, des travaux de construction s’installent un peu partout.
Photo : Huy Hùng/VNA/CVN

C’est d’abord l’activité débordante de personnes qui jettent des pelletées de pierres concassées sur la couche de terre. Elles sont (je dis bien «elles», car ici les femmes composent le gros des troupes qui travaillent à l’amélioration des chaussées) plusieurs à s’échiner contre un énorme tas de caillasses grises qu’elles érodent, pelle à pelle, pour le transformer en tapis offert à un énorme rouleau compresseur qui le compacte inlassablement. Ailleurs, sans doute, laisserait-on l’exercice s’achever avant que d’ouvrir le passage aux véhicules.

Mais c’est mal connaître l’impatience locale. Déjà, un petit camion vient se glisser entre deux coups de pelle, rasant le chapeau conique des travailleuses. Et, comme le sol n’est pas encore consolidé, que la route est en pente, et que le petit camion manque de puissance, ce qui doit arriver arrive : le camion s’empierre. Eût-il roulé sur du sable, j’aurai parlé d’enlisement mais là c’est bien dans la pierraille que les roues patinent. Plus le chauffeur accélère, plus le train arrière s’enfonce. Ça fume, ça crache, ça tousse, mais ça n’avance pas.

Il faut aller chercher des branches, dégager les roues pierre à pierre, à la main, pousser pour qu’enfin le camion termine son ascension. Tout ceci au milieu d’un ballet de motos qui se glissent entre les dépanneurs, dérapent sur les graviers, cahotent sur les cailloux, frôlent dangereusement les fossés. Jamais l’expression «Pendant les travaux, la vente continue» n’aura été aussi adaptée. Et, au risque de faire passer cette tranche de vie au niveau d’une galéjade, il faudra attendre encore deux autres camions à subir le même sort, pour qu’enfin le responsable du chantier décide de pratiquer la circulation alternée, en n’utilisant que la moitié stable de la chaussée.

Le début d’un monde ou la fin d’un autre ?

C’était mieux hier

Quelques chantiers encore, un ou deux cols, et nous atteignons enfin la vallée des plus belles rizières en terrasse du Vietnam. Je ne me lasse pas de vanter auprès de nos visiteurs ces panoramas spectaculaires que nous offrent ces gradins au vert changeant. À les contempler, on imagine des escaliers que les génies emprunteraient pour descendre de temps à autre se mêler aux humains. Bien que pour l’heure, seuls de rares buffles téméraires s’hasardent à y brouter l’herbe rase des diguettes. D’autres y voient de gigantesques pièces montées auxquelles il ne manquerait que des bougies pour célébrer quelque mariage divin.

Ici, sur ce belvédère, en bord de route, le spectacle est sublime. L’endroit parfait pour prendre cette photo que l’on voit sur toutes les affiches et cartes postales qui vantent la région. Le méandre orange de la rivière encercle ce qui ressemble à une proue de navire terrestre, avant de se perdre dans une gorge étroite. Un parangon d’éternelle sérénité. Sauf que l’éternité vient d’en prendre un coup. En plein milieu de ce sublime paysage, comme une tâche sur un drap immaculé, une plaie béante s’est ouverte sur le flanc de la montagne. Une carrière à ciel ouvert ! Sacrifice aux innombrables chantiers de construction, véritables molochs avides de ciment et de béton frais, la béance s’étale, impudique et sacrilège.

D’autant que selon l’angle de prise de vue, c’est l’origine du monde, selon Courbet, qui préfigure la fin d’un autre. Que tous ceux qui sont passés par cet endroit avant la catastrophe se réjouissent : leurs photos sont devenues des pièces de collection. Pour ceux qui y passeront, il faudra désormais être aussi bon photographe que compétent en matière de retouche informatique. Ce n’est plus massacre à la tronçonneuse, mais massacre à la pelleteuse ! Comment vais-je bien pouvoir justifier maintenant que ce paysage a été classé patrimoine national en 2007, et qu’il mérite le détour ? Décidément, parfois, le progrès, quel chantier !


Gérard Bonnafont/CVN

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