Poèmes d’un lettré rebelle (Suite du numéro 3)

En Occident, quand on parle de poète rebelle avant le tumultueux XXe siècle, on évoque volontiers Byron (1788-1824), héros tenaillé par le mal de vivre. Au Vietnam, nous pensons à Cao Ba Quat, contemporain de Byron.

Le pont Truong Tiên, qui enjambe la rivière des Parfums, dans la ville de Huê, province de Thua Thiên Huê.

Nous donnons ci-dessous une sélection de poèmes de Cao Ba Quat (traduction française de l’Anthologie de la littérature vietnamienne, quatre volumes, publiée sous la direction de Nguyên Khac Viên et Huu Ngoc, Éditions de langues étrangères de Hanoi).

Depuis ton départ

(Tự quân chi xuất hỹ)

Depuis ton départ

Nuit après nuit, je reste seule

La lune sur la mer éclairant mes rêves

Au soir, le vent se fait froid sur l’estuaire

J’ai gardé ta veste d’hiver

Tu as emporté mon miroir

Petites choses qui nous consolent

Et entretiennent le feu de notre amour.

En trinquant avec mon ami Tuân phu de Dông Tac

(Đông tác Tuần phủ tịch thượng ẩm)

Ami, vous avez plein d’alcool, chassons notre tristesse

Versez, versez, buvons, buvons

Ne voyez-vous pas : l’aigle vole jusqu’aux nues

Le héron noir s’endort sur le flanc des collines

La volée de passereaux picore grain par grain (1)

Depuis toujours, personne n’ose contrer personne

Ami, vous trimez sur le chemin des honneurs

Moi, désoeuvré, je me laisse, vivre au bord du fleuve

Regardant dans le verre de l’autre, chacun y voit bien clair.

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(1) L’aigle symbolise ceux qui nourrissent de grandes ambitions, le héron noir, ceux qui vivent dans une retraite contemplative : les passereaux, les petits gens tout absorbés par le souci du riz quotidien.

Le bouddha au bras brisé

(Trào chiết tý phật)

Le corps de diamant de Bouddha est paraît-il, indestructible

En voici un qui a bien le bras brisé.

Il ne peut se sauver lui-même, comment sauver les autres ?

Les gâteaux qu’on lui offre, c’est le bonze qui se les envoie.

En regardant des Tsing (1) jouer au théâtre

(Dạ quan Thanh nhân diễn kịch trường)

Des tréteaux, un scène haute, une lumière éclatante

Soudain, un grand cri, un souffle de vent glacé

Et voici le héros, bien barbu, paradant dans sa cotte de maille

Avec un guerrier, les yeux farouches, caracolant sur son cheval

N’y aurait-il plus aujourd’hui de vrais personnages

Pour s’amuser ainsi avec des costumes de jadis !

Cette affaire de l’opium (2), en êtes-vous au courant ?

Quelle pitié, ces gens qui, le nez en l’air, suivent le spectacle !

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(1) Les Tsing : les Mandchous qui régnaient en Chine du XVIIe siècle jusqu’à la révolution de 1911.

(2) Guerre de l’opium (1840) déclenchée par les Anglais, début de la mainmise occidentale sur la Chine.

Grand vent, un jour de pleine lune

(Thập ngũ dạ đại phong)

L’estuaire de Thuân An, ville de Huê, province de Thua Thiên-Huê. 

La nuit durant, le vent a secoué les tours de vigie

Au-delà de Thuân An (1), les vagues rugissent en tonnerre

Mille ans après, l’esprit de Chou-Zou (2) souffle en rafales puissantes

Comme pour refouler la flotte des barbares aux Poils rouges. (3)

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(1) Thuân An est l’estuaire qui défend l’entrée de la capitale Huê, attaquée par les Franco-Espagnols.

(2) Chou Du (lire Zou) : héros de l’époque des Trois Royaumes qui avait profité d’un grand vent pour défaire la flotte de ses ennemis.

(3) Les Européens.

Le bateau de feu des Poils-rouges

(Hồng mao hỏa thuyền ca)

(En pleine mer, en route vers Java, la jonque du poète croise un bateau anglais ; les Européens, en particulier les Britanniques, étaient à l’époque appelés Poils rouges).

Un panache de fumée s’élève jusqu’à cent pieds

Serpentant comme un dragon en vol

Le vent a beau soufflé

Notre timonier s’est levé, abasourdi comme nos matelots

Je leur dis : C’est un bateau d’Occident qui vient vers nos contrées

Son mât est d’une hauteur vertigineuse, la rose des vents reste immobile

De la cheminée, la fumée sort en tourbillons

Deux roues tournent, frappant les vagues dans un bruit de tonnerre

Le bateau vire à droite, à gauche, rapide comme un coursier

Sans rame, sans voilure, sans haleurs

Il file à cent lieues, dépassant les Cavernes rouges, les Dents du Dragon

Hop, et le voilà chevauchant les plus hautes vagues

Des nuages noirs couvrent le ciel de Singapour

À la passe du Roc blanc, la marée monte à toute vitesse

Ils hèlent les enfants, s’attroupent autour du mât

Pantalons blancs, chapeaux de parade, ils parlent, plaisantent

Étrangers, le savez-vous :

Là où l’abîme des mers entoure le Roc Ardent

Des colonnes de feu s’élèvent jusqu’au ciel

Si la boussole vous conduit vers l’Est, prenez garde

Ce n’est pas comme en Occident où les marées ne sont guère méchantes (1)

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(1)L’auteur veut lancer un avertissement aux agresseurs d’Occident.

En passant la rivière des Parfums le matin

(Hiểu quá Hương giang)

(L’auteur quittait la capitale où chacun courait après les honneurs ; la rivière des Parfums traverse la ville)

Montagnes et collines enserrent les rizières verdoyantes

La rivière s’étire, épée plantée en plein ciel azuré

Des barques glissent au fil d’une mélopée de pêcheurs

Sur la berge, un couple d’oiseaux, une patte repliée, somnole

La route poussiéreuse s’allonge, sans fin, mes yeux s’usent à la suivre

La nostalgie du village lointain me serre le cœur

Quel plaisir, de fouetter le cheval du retour

Sur le pont, chevaux et carrosses passent et repassent

Tout cela m’est étranger. J’aimerais seulement

M’endormir sous la brise, sur un oreiller de corne.

Lune sur la rivière Trà

(Trà giang thu nguyệt ca)

La rivière Trà.

Lune, pour qui te fais-tu si belle ce soir sur le Trà

Fleuves et monts sur mille lieues arborent couleur d’argent

Partout, les hommes se quittent, se séparent, le cœur serré

Dame Lune, viens boire avec nous

La lune vient se mirer au fond de mon verre

Je lève mon verre, Dame Lune s’évanouit

Seule reste mon ombre, tout en long

Je repose mon verre, Dame Lune revient, parée de ses reflets.

Lune, pourquoi t’attaches-tu aux hommes

Je ne suis qu’un fantassin de la Forêt des Bambous (1)

Ce soir, sur cette rivière, au bout de ma route

Je voudrais, vidant mon verre, simplement te dire :

Mon vieil ami, Tôn Chân de Dà Nang

Demain enfourchera son cheval pour le Cap (2)

Des loges du ciel, le vent d’automne a soufflé en rafales

La brume blafarde pénètre jusqu’aux os

Les rencontres avec les amis, hélas, ne durent pas

Versons-nous à boire avec Dame Lune

Dame Lune, ton miroir illumine la rivière argentée

Que le voyageur, l’épée à la ceinture, parte

Sans pleurs, ni regrets, point comme femmes et enfants.

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(1) Allusion à un poète ancien, un des sept sages de la forêt de Truc Lâm aimant l’alcool et les voyages, qui avait servi dans l’armée.

(2) Le Cap Saint Jacques sur la baie de Vung Tàu, au Sud. À l’époque, Dà Nang – le Cap c’était un grand voyage.

Huu Ngoc/CVN

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