Face de surface

«L’habit ne fait pas le moine, mais chaque moine a un habit». Proverbe vietnamien empreint de sagesse, auquel je ne peux m’empêcher de rajouter une suite de mon cru : ... même si parfois le moine revêt l’habit du mandarin !

Tous ceux qui vivent au Vietnam savent l’importance de sauver la face. Il ne s’agit pas seulement de faire bonne figure en toutes circonstances, mais bien de donner de soi une image irréprochable. «Le buffle laisse sa peau en mourant, l’homme mort laisse sa réputation». Encore une bonne vieille sentence populaire qui reste actuelle dans ce pays où la réputation, l’apparence, les signes extérieurs sont tellement importants que certains y consacrent tout leur temps au risque de ressembler à l’œuf de Fabergé : magnifique à l’extérieur, mais vide à l’intérieur. Mais contrairement aux précieux objets du célèbre joaillier, nombreux sont ceux qui frisent le risible... Et même si je cours le risque de subir les foudres de cet autre proverbe vietnamien : «Ne raillons personne, car tel qui raille aujourd’hui sera raillé demain», je vous emmène avec moi pour une petite incursion chez ceux qui n’ont pas peur du ridicule !

Un dur, un vrai

Hanoi, ce jeudi matin... Rendez-vous à 09h00 avec une administration. Il ne s’agit pas d’arriver en retard, sinon les postulants postérieurs prendront l’antériorité sur ma position et je devrais consacrer plusieurs heures à la lecture du Livre des Annales de Confucius ! Le risque de m’endormir sur l’illustre philosophe est trop important et me vaudrait de faire antichambre plus longtemps que prévu pour faire signer un document qui, somme toute, n’en vaut pas la chandelle…

Au Vietnam, l’art du paraître atteint parfois des sommets.

Je sollicite donc plus intensément que d’habitude la poignée des gaz de ma moto, me faufilant dans la circulation à une vitesse que d’aucun considèrera comme déraisonnable. J’ai tendance, même dans ces circonstances, à user peu du klaxon. Je préfère anticiper la trajectoire de mon prédécesseur que de l’abrutir d’un beuglement supplémentaire. Il est certain que cela nécessite une observation fine des mouvements des épaules, de la tête, et des roues du centaure motorisé que je vais devoir doubler. Vigilance acquise au long des milliers de kilomètres parcourus depuis dix ans sur toutes les routes, rues et impasses du Vietnam. Pour dire vrai, le seul que je me sens obligé de klaxonner fortement est le buffle qui obstrue ma route. Lui, je n’ai pas encore réussi à décoder ses types de comportements !

Un feu rouge me contraint à stopper, d’autant plus impérativement qu’outre ma conscience civile qui m’impose à respecter le Code de la route, un énorme bus traverse pesamment le carrefour. À côté de moi, un congénère de chaussée s’impatiente en cherchant à glisser sa roue entre le bus et moi. L’occasion pour moi d’admirer un dur, un vrai de vrai, un qu’on n’aimerait pas avoir pour ennemi... même si son habit de dur est tel qu’il en devient caricatural ! Et, je ne résiste pas au plaisir de vous en livrer les ingrédients :

- Pour paraître un «dur à cuire» : Couvrir les trois-quarts de son épiderme de dessins ésotériques, gravés à l’encre noire ou de couleurs, jusqu’à ressembler à une tapisserie d’Aubusson ou à une estampe de Dông Hô.

- Se raser entièrement le crâne jusqu’à le rendre aussi luisant qu’une boule de billard. Porter des lunettes en forme de gouttes d’eau qui ont fait la joie des aviateurs du siècle dernier, avec des verres plus foncés qu’un ciel d’éclipse et, surtout, avec des montures dorées à rendre jalouse une douairière.

- Exhiber fièrement une montre aussi grosse qu’une horloge comtoise, si possible en or, mais le plaqué or peut faire l’affaire. Ce qui est le plus souvent le cas : S’encombrer les doigts de chevalières à oeuf de pigeon, rubis, tourmaline, saphir... Bref, toutes sortes de pierres semi-précieuses que l’on peut trouver à bon marché du côté de Luc Yên.

- Chevaucher une moto un peu plus haute que la moyenne. Transporter sur sa selle, soit un double de soi-même, soit un élément de sexe féminin, courte vêtue et serrée moulée, dont le maquillage atteint le niveau du grimage de clown.

- Téléphoner en conduisant, avec un appareil doré sur tranche de la dernière génération : Internet, télévision, et peut-être machine à laver, mais je n’en suis pas certain car le mien ne sert qu’à téléphoner. Circuler sans casque, sans respecter le Code de la route, pour bien montrer que l’on a peur de rien.

Voilà, vous êtes paré. Si je vous croise, faites-moi signe pour que je vous reconnaisse !

Puissance impuissante

Hurlant de rire intérieurement devant ces efforts pathétiques pour se donner l’allure de ce qu’il n’est pas, je laisse passer mon voisin de route, et je continue ma course contre la montre...

Lac Hoàn Kiêm. La circulation marque une pause, et une centaine de mètres de bitume profite de l’accalmie pour se réchauffer au soleil d’automne. Pas longtemps, puisque de puissants ronflements résonnent et apparaissent quatre énormes cylindrées qui font gicler les rares passants osant quitter leur trottoir. Les pilotes, casques intégraux malgré la chaleur, en tee-shirt, malgré le danger de chute, sont aplatis sur la selle à l’instar de leurs condisciples des grands prix. Regards fiers, perdus dans leur monde des plus de 600 cm3, la croupe fumante, il donne l’image du pilote, du vrai, de celui qui sait faire de la moto...

Las, leur superbe s’effondre quelque peu, quand, après 100 m de parade, ils sont obligés de se mêler au flot des humbles. Tels des cachalots échoués sur une plage, leur mastodonte devient malhabile à manœuvrer dans la presse des petites motos qui se faufilent, zigzaguent, maintiennent l’équilibre presque à l’arrêt pour des démarrages fulgurants. Pour continuer d’exister, il ne leur reste plus qu’à jouer éperdument de la manette des gaz, et nous faire entendre une symphonie de basses. Je sais bien pourquoi je garde la grosse cylindrée pour la France et que, même lors des traversées du Vietnam, j’ai toujours préféré ma 150 cm3 : le ridicule ne tue pas, mais je n’ai pas envie d’en être atteint !

Enfin, j’aperçois à l’horizon mon port de destination. Un dernier effort pour être à l’heure. J’évite au dernier moment une somptueuse voiture qui vient se garer en double file juste devant l’entrée où j’envisageais de pénétrer avec ma modeste moto. En l’évitant, il me traverse l’esprit que, si en ville je croise de nombreux véhicules, signe d’une surface financière de type extensive, dès que je m’évade sur les routes de campagne ou de montagne, je ne rencontre plus que quelques rares voitures fonctionnelles qui bourlinguent entre les «ô gà» (petits trous) et les «ô voi» (grands trous). Honni soit celui qui penserait que les chauffeurs de ville n’osent s’aventurer à la campagne, là où il n’y a pas assez de monde pour admirer leur carrosserie ! Le concept de voiture à montrer n’existait pas. Il fallait l’inventer...

Ça y est, ma moto est garée. Un gardien à l’habit de gardien m’a donné un ticket. Une hôtesse d’accueil à l’habit d’hôtesse m’a indiqué le guichet où je devais me rendre. Un fonctionnaire à l’habit de fonctionnaire prend la situation en main. Ouf ! Il y a quand même des gens qui ont les habits de l’emploi...

Sur ce, je vous laisse, car j’ai beaucoup à faire : j’ai pris rendez-vous chez un tatoueur, je dois faire plaquer or mes lunettes, me raser le crâne, commander une 1.000 cm3 et une voiture de luxe... Attention, ça va déménager quand j’irai me promener en ville !

Gérard BONNAFONT/CVN

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