Être capable ou pas

À chaque jour suffit sa peine, dit le proverbe. Mais il est des jours qui comptent double, tant ils sont riches en péripéties cocasses…

Ce serait mentir de dire que, à chaque instant de ma vie d’immigré au Vietnam, je cherche absolument l’insolite qui me permettra d’alimenter ma chronique hebdomadaire.
Il suffit de laisser la vie quotidienne dérouler son cours tant ce qui est banal pour l’esprit confucianiste peut paraître étrange à qui est nourri du cartésianisme ! Petit pot-pourri de situations et de réflexions étranges…
De pied en cape
Depuis quelques jours, il pleut sur Hanoi. Une pluie capricieuse qui tantôt confine au déluge tantôt devient bruine, ne laissant que quelques créneaux de temps sec dans la journée. Je comptais profiter d’un de ces répits pour me rendre à ma banque, de l’autre côté de la ville. Las ! Moi qui croyais passer à travers les gouttes, me voici avec le ciel qui me tombe sur la tête, quelque part le long de la frise géante qui orne les murets de la digue. Arrêt obligatoire, sous le premier feuillage venu pour revêtir l’«áo mua» (vêtement de pluie) que tout Vietnamien transporte avec lui dans le coffre de sa moto ou le panier de son vélo…

La cape de pluie est très pratique au Vietnam.
Photo : CTV/CVN


Pour l’occasion, j’étrenne une nouvelle cape de pluie, la précédente ayant rendu l’âme sous les crocs d’un chiot de trois mois qui avait tenté de la décrocher du portemanteau où elle séchait ! C’est une belle cape de toile cirée, avec un carré de plastique translucide à l’avant pour laisser passer la lumière du phare. Ce qui veut dire qu’elle se passe d’abord par la tête, puis ensuite par-dessus le guidon de la moto, recouvrant ainsi l’ensemble du couple homme-machine comme le ferait une toile de tente. Sauf le visage, tout est protégé et peut voyager au sec ! Sauf que j’ai installé un coupe-vent sur ma moto. Bien utile pour éviter les projections de boue de ceux qui me précèdent, mais aussi pour couper la bise d’hiver…
Ma cape ne peut donc s’étendre au-delà du guidon, ce qui, vue sa superficie totale, laisse une grande surface de toile lâche devant moi. Un peu comme une voile qui faseye ! Qu’importe, mes jambes sont recouvertes, donc je peux repartir d’un bon pied… ou d’une bonne roue, selon. Mais à peine ai-je pris un peu de vitesse que ma cape, comparée à une voile quelques lignes plus haut, décide de se comporter comme une voile. Séduite par une rafale de vent, elle se gonfle, se soulève et vient se plaquer contre mon visage.
En un dixième de seconde, c’est la nuit en plein jour, l’asphyxie en pleine rue, l’apocalypse en plein carrefour. Aveugle, je suis emporté par le flot de la circulation, renversé, écrasé, éparpillé sur la chaussée, à cause d’une stupide cape de pluie qui s’est prise pour un foc… Heureusement, ce scénario catastrophe n’aura pas lieu : deux mains salvatrices rabattent la récalcitrante, libèrent ma vue et me permettent de traverser le carrefour sain et sauf. Ce matin, mon épouse est avec moi sur la moto !
C’est sans doute charmant de voir toutes ces capes colorées voleter sous la pluie, mais demain je remets ma veste et mon pantalon de ciré. Tant pis si j’ai l’air d’un homme grenouille et si je dois faire de la gymnastique sur le trottoir pour enfiler l’ensemble. Tant pis si je ne fais pas «vietnamien». Tant pis si les gens rient sous cape en voyant cet étranger se compliquer la vie parce qu’il est incapable de maîtriser sa cape. Plutôt être ridicule que de perdre le cap. Je me draperai dans ma cape quand je serais piéton, un point c’est tout !
Liquidités en stock
Pour l’heure, ma cape sait quand même se rendre utile en recouvrant la selle de ma moto garée devant la banque. Au moment où je pénètre dans la vénérable institution, je suis bousculé par un jeune homme qui traîne, plus qu’il ne porte, un énorme sac de toile verdâtre. Avec un charmant sourire, le transporteur de fonds s’excuse, et se dirige vers un guichet. Oui, vous avez bien lu, c’est bien d’un transporteur de fonds dont il s’agit. Dans son sac, des tours de billets de banque, reliés par un élastique, par dizaines de milliers. Plusieurs milliards de dôngs qui viennent de me heurter dans l’indifférence générale. Serais-je dans n’importe quelle agence bancaire en France, un fourgon blindé stationnerait devant la porte et des convoyeurs armés, sur le qui-vive, se seraient postés de part et d’autre, tenant les passants à distance. À juste titre sans doute !
Cela fait une vingtaine d’années que je connais le Vietnam, dix ans que j’y habite et je suis toujours époustouflé par ces sommes considérables qui se déplacent en moto ou à pied, dans des sacs de plastique ou de toile, comme si de rien n’était. Habitué aux sas, vitres blindées, portes à codes, et autres inventions sécuritaires extrêmes, je continue à être déconcerté par l’apparente décontraction qui règne dans les guichets de banque.

Entre déposant et retirant, c'est un plaisant va-et-vient, ponctué d'arrivée ou de départ de liasses de billets qui vous passent sous le nez.
Photo : Trân Viêt/VNA/CVN


L’atmosphère y est presque joyeuse. Entre déposants et retirants, c’est un plaisant va-et-vient, orchestré par des employés souriants, ponctué d’arrivée ou de départ de liasses de billets qui vous passent sous le nez, triées, comptées par des machines ou manuellement, avant d’être redistribuées. Il est vrai qu’ici compter son argent en public est chose courante. L’usage de la carte bancaire étant encore réservée à de rares transactions, le Vietnamien a acquis une grande dextérité pour feuilleter, dénombrer, classer les billets qui gonflent ses poches. Et il n’est pas rare de voir une commerçante décompter sa recette du jour sur le coin du trottoir.
Mais le plus surprenant est cette scène à laquelle j’ai assisté avant-hier. Souhaitant troquer des euros pour des dôngs, je me suis rendu chez un changeur dans le Vieux Quartier. La boutique ne paye pas de mine. C’est en quelque sorte le Mont-de-piété à la vietnamienne : ceux qui ont des difficultés financières peuvent ici vendre leurs bijoux de famille.
On pénètre dans une salle éclairée chichement par des néons sous lesquels des monceaux de bagues, colliers, broches en or attendent d’être transformés en lingots. Naïvement, je pensais que cette opération s’effectuait dans un lieu gardé secret, et bien protégé. Aussi quel étonnement quand, en montant l’escalier pour accéder au bureau de change, j’aperçois une sorte de placard ouvert sur le palier. Là, un homme accroupi devant un creuset s’occupe à fondre quelques kilos d’or, à l’aide d’un chalumeau. Sous l’indifférence la plus totale des clients de passage. Amusé par ma stupéfaction, l’alchimiste a même pris le temps de m’expliquer comment fondre l’or. Comme s’il s’agissait d’une pratique artisanale quelconque ! Paradoxe de ce pays où l’on clos les terrasses et les vitres par des grilles, par crainte des voleurs…
La pluie a cessé, ma cape est dans le coffre de ma moto, les billets et les lingots dans d’autres coffres, et je retourne chez moi…, non sans penser que tout est vraiment possible au Vietnam !

Gérard BONNAFONT/CVN

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