Cuisante défaite

En cette fin d’après-midi du mois d’août, ma petite ruelle profite des premiers souffles d’air frais, annonciateurs d’une soirée clémente. Sous les frondaisons du vieux badamier qui garde l’entrée de notre petit univers, un petit groupe est accroupi, têtes chenues contre têtes brunes…

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Vous trouvez ça facile, vous ?

De loin, à entendre les exclamations virulentes et les claquements secs, on pourrait croire à une chasse aux insectes sur le tronc du vieil arbre. En s’approchant, on constate que l’objet de cet attroupement est un couple de vénérables vieillards, attablés de part et d’autre d’un étrange échiquier (pour nous Occidentaux) : le multiséculaire jeu d’échecs chinois. Si aujourd’hui, je peux m’intéresser à une partie, il fut un temps où ce jeu n’étais pour moi que… du chinois !

Honneur en jeu

La première fois que j’ai été confronté à ce jeu, si populaire ici, c’était peu de temps après mon installation au Vietnam, alors que j’avais établi ma résidence dans un village éloigné de Hanoi, caché dans les méandres du fleuve Rouge. Je profitais d’une relative douceur vespérale et j’avais été attiré dans la cour voisine par des bruits secs comme ceux que produisent les joueurs de dames, lorsqu’ils font claquer leur pion sur le damier pour marquer un bon coup. Mon voisin et un de ses amis se relaxaient de leur rude journée de paysan, en se divertissant à un jeu que j’identifiais aussitôt comme n’étant ni un jeu de dames, ni un jeu d’échec, mais avec des pions et un plateau de jeu qui lui donnait un air de vague cousin avec les deux jeux précités.

Avec la cordialité et l’amabilité typique des Vietnamiens, mon voisin m’invite à entamer une partie avec lui. Je m’estime bon joueur de dames, et honorable joueur aux échecs. Je me suis même exercé quelquefois au jeu de go. Donc, c’est sans vergogne que je m’installe et attends les explications spécifiques à ce jeu pour, je n’en doute pas, ne faire qu’une bouchée de mon adversaire, histoire de lui montrer que les Occidentaux ne sont pas des imbéciles !

D’un sourire édenté, mon cicérone commence à me présenter les pièces, à la forme de pions avec des caractères sinisés. Chaque camp a à sa disposition 16 pièces : le général ou roi, 2 mandarins, 2 éléphants, 2 cavaliers, 2 chars, 2 bombardes et 5 pions. Le jeu se transforme déjà pour moi en jeu de Kim : me rappeler à quel signe chinois s’associe chaque type de pièce !

Sans aucune compassion pour les efforts que cela me demande, mon pygmalion me présente l’échiquier…, et là, les gouttes d’une sueur de panique commencent à couler sur mon front. Car pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? En effet, au lieu d’un échiquier de 8 cases sur 8 comme j’ai toujours connu, j’ai devant moi un échiquier divisé en deux par une bande (la rivière) et de chaque côté, le territoire de chaque joueur de 8 cases sur 4, avec des diagonales dans certaines cases et pas d’en d’autres. Et, comme de bien entendu, les déplacements des pièces sont différents selon les unes et les autres. Concentré, j’écoute mon mentor !

Déroute sans honneur

Bon, le roi est coincé dans son palais de 4 cases, et ne peut en sortir. Pour se promener, il peut se déplacer horizontalement ou verticalement d’une intersection à l’autre. Ah ! Parce que les pièces ne se mettent pas sur les cases ? Et bien non, elles se positionnent et se déplacent sur les intersections. Bon, d’accord, et ensuite ?

Les mandarins restent avec le roi, et ne sortent pas du palais. Par contre, eux, ils se déplacent en diagonale. L’éléphant, lui, peut se déplacer de deux intersections à chaque fois, mais il ne peut pas traverser la rivière, ni sauter par-dessus une pièce. Même punition pour le cavalier, qui se déplace comme le cavalier des échecs, à condition qu’une bête pièce ne se trouve pas au milieu de son déplacement. Le char, c’est facile, se déplace exactement comme la tour du jeu d’échec. Ouf, je suis en terrain de connaissance.

Mais tout s’écroule quand j’apprends que la bombarde se déplace exactement comme le char mais pour prendre une pièce adverse, elle doit sauter au-dessus d’une autre pièce, quel que soit le camp de celle-ci. C’est quoi ce canon sauteur ?

Mais le coup de grâce tombe avec le pion qui, tant qu’il n’a pas traversé la rivière, se déplace droit devant lui, d’une intersection à la fois. Ensuite, il peut se déplacer horizontalement ou devant lui, d’une intersection à la fois. Il ne peut pas reculer, même s’il n’y a pas de promotion pour un pion qui arrive en bout d’échiquier. Et pour couronner le tout, on ne peut mettre le roi en échec qu’une fois, après ce doit être le mat, sinon c’est le pat !

Autour de moi, des curieux sont arrivés pour assister à la mise à mort. Les pièces sont distribuées, mises en place. D’un geste large, mon voisin, devenu en moins de dix minutes mon pire bourreau, m’invite à commencer.

D’une main hésitante, je saisis une pièce au hasard et je l’avance d’une case. Rires, quolibets, tapes dans le dos… On me reprend ! C’est un mandarin que j’ai fais sortir en le mettant sur le chemin d’un char, susceptible d’être écrasé par une bombarde. Une main se saisit d’une autre de mes pièces et la déplace à sa guise. Mon adversaire, d’un mouvement rageur, déplace à son tour une de ses pièces, en la claquant avec vigueur sur la table, manifestant ainsi qu’il a acquis une position de supériorité.

Même au naturel, difficile d'y retrouver ses pions.

Je sens déjà le vent de la défaite, mais je n’ai pas le temps ni de me ressaisir, ni de saisir une pièce. Des mains virevoltent au-dessus du plateau, les pièces claquent. Je suis mis hors-jeu, simple propriétaire putatif d’un territoire de jeu sur lequel je n’ai plus aucune maîtrise. Les pièces rythment ironiquement ma lenteur d’esprit occidentale. Abandonnant toute dignité, mes bombardes sautent comme des danseuses de french cancan, mes éléphants font des entrechats, et mes pions foncent je ne sais trop où. Deux chars coulés et trois chevaux abattus plus loin, mon roi est mat. Applaudissements et rires : ils ont joué et j’ai perdu !

Toute honte bue, depuis ce jour, je m’entraîne en cachette, mais je ne me suis pas risqué rejouer en public. Question d’honneur sans doute !

Gérard BONNAFONT/CVN

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