Solide comme un buffle

Le Vietnam a pour totems quatre animaux mythiques : le dragon, la tortue, le phénix, le chien-lion ou licorne. Et pourtant, il est un animal qui mériterait de se trouver à leurs côtés : le buffle. Petit hommage personnel à cette bête à cornes.

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Bon, d'accord, le buffle n'a sans doute pas la notoriété historique de ces illustres animaux que l'on voit à l'entrée des temples, sur les bas et hauts-reliefs des pagodes, sur les colonnades qui marquent les lieux sacrés. Certes à eux quatre, ils rassemblent tant de qualité qu'il est difficile d'en rajouter : force créatrice de la nature, dynamisme universel, pouvoir, dignité, prospérité, justice, longévité, sagesse, beauté, liberté, paix. Que demander de mieux pour veiller sur un pays ! Et pourtant, cette grosse bête paisible de buffle peut, sans rougir, se permettre de dire qu'il compte aussi au Vietnam…

À prendre par les cornes

D'ailleurs, c'est bien simple, à peine sorti de la ville, on ne voit que lui. Paissant placidement dans les champs ou au bord des rizières, marchant nonchalamment le long de la route, vautré dans un marigot, attelé à une charrue, débardant d'énormes bambous, voire servant de monture improvisée à un enfant déluré, il fait partie du paysage. Impossible donc, de le manquer quand on se promène à la campagne. Depuis ce quart de siècle que je connais puis vis au Vietnam, j'ai eu maintes occasions de croiser sa route, et même d'entrer parfois en relation de façon inopinée. Je me souviens ainsi de ce jour où j'usais les pneus de ma moto sur des chemins empierrés du côté de Phu Ly. J'avais quitté la route principale pour m'engager à l'aveugle dans la première sente venue, histoire d'avoir l'impression d'être un aventurier explorant des contrées inconnues…

Chacun son chemin !

Zigzaguant entre des rizières, la route buissonnière devenait de plus en plus rebelle à mon intrusion. De gravillons en galets, j'étais parvenu à un revêtement boueux bosselé de grosses pierres, dont la seule raison d'exister semblait être de me faire chuter dans la gadoue. Arc-bouté sur mon guidon, cramponné à ma selle, je me déhanchais à faire rougir de jalousie une professionnelle du lap-dance, mon but n'étant pas d'exciter les hormones d'un hypothétique spectateur, mais plutôt de conserver ma dignité en évitant de finir dans la fange !

Les yeux rivés sur le sol à 50 cm de ma roue avant, je n'ai vu les bestiaux qu'au dernier moment. Occupant toute la largeur de mon chemin, quatre postérieurs ondulaient devant moi, au rythme de queues qui s'agitaient en cadence. Même à vitesse réduite, freiner m'aurait immanquablement embourbé, trop ralentir m'aurait fait déraper. Une seule solution : continuer sur ma lancée, en me glissant entre les flancs luisants, en espérant ne pas effrayer les mastodontes pour qu'ils ne resserrent pas leurs rangs pendant mon passage ! Je m'engage dans le couloir de cuir gris, en priant mes ancêtres, et en donnant, inconscience de l'ignorance, quelques coups de coudes pour élargir la voie. Imaginez que vous soyez les buffles, et qu'un importun, venant sur vos arrières, vienne brusquement pétarader au milieu de vous en vous donnant des coups de coude. Le moins que vous feriez serait de tourner votre tête pour voir ce qui se passe. Ce que mes buffles firent naturellement. Sauf qu’enracinées à leur tête, se trouvent deux excroissances osseuses à l'extrémité acérée. Une corne à droite passe à 5 cm de ma cornée, une corne à gauche à 2 cm de mon oreille ! De surprise, je manque perdre l'équilibre, me rattrape de justesse en passant au niveau des mufles humides, regarde dans mon rétroviseur pour vérifier que ces buffles ne sont pas des émules des taureaux de Pampelune et, enfin rassuré, je continue mon chemin en remerciant le ciel qu'aussi grosse qu'elles soient ces bestioles soient plutôt du genre débonnaire !

Le buffle est un des emblèmes du Vietnam.

Ça, c'est vache

C'est justement cette qualité qui m'a conduit à une autre expérience bubaline. Je marchais dans un village, profitant d'une fin d'après-midi ensoleillée. Les bambous crissaient d'aise sous une légère brise de montagne. Les canards se regroupaient avant le retour au bercail. Les paysans cheminaient le dos courbé sous le poids de hottes surchargées. Dans ce tableau champêtre, il ne manquait plus que les buffles regagnant lentement leurs étables, sous la conduite de jeunes gardiens espiègles. Donc, pas de surprise, à ce qu'au coin du sentier apparaît un énorme buffle chevauché par un garçonnet d'une dizaine d'année. Comme je m'écarte pour laisser passer l'équipage, le titi des champs stoppe sa monture et m'adresse un claironnant «Hello !». Par politesse, je réponds par un sympathique «Chào cháu», en faisant bien attention à ma prononciation, pour éviter de dire «Chào trâu», ce qui reviendrait à saluer, non l'enfant, mais le buffle !

Ce qui, vous en conviendrez, serait pour le moins malvenu… De fil en aiguille, carambar aidant, la conversation s'engage entre humains, tandis que le ruminant...rumine ! Et soudain une idée insensée s'empare de ma raison : je suis maintes fois monté sur un cheval, mais jamais sur un buffle ! Illico, je demande si c'est difficile de grimper sur un tel mastodonte, et la réponse me parvient sous la forme lapidaire d'un «Bác có muốn thử không ?» (Tu veux essayer ?).

Et joignant le geste à la parole mon interlocuteur abandonne son statut de minotaure (c'eût été un cheval, je vous aurais dit de centaure !), retiens l'animal par sa longe et me propose de m'installer sur l'échine du bestiau. Je prends appui, lance ma jambe et me retrouve en une fraction de seconde les fesses... sur le sol !

Petit buffle deviendra grand !

Le garçon, comme moi avions oublié que l'odorat est le premier outil de communication chez la plupart des animaux, et qu'une odeur inhabituelle est un signal d'alerte impératif qui entraîne, au mieux une approche circonspecte, au pire un affrontement direct.

Là, je n'ai eu droit qu'à une simple dérobade, dont le déplacement d'à peine un mètre a suffit à me faire rencontrer la terre ferme au lieu de la chair ferme. Mais le pire reste à venir… Notez bien ceci : je suis assis sur les fesses derrière les fesses du buffle ! Toute honte bue, je commence à me redresser pour retrouver un peu de dignité devant un enfant dont les yeux commencent à pétiller de moquerie retenue, quand le buffle décide d'en rajouter en déversant sur moi le contenu d'une vessie généreusement fournie.

En roulant sur le côté, j'évite de peu l'ondée nauséabonde, non sans en recevoir quelques éclaboussures. Je vous laisse imaginer la stupéfaction du paysan qui est arrivé à ce moment, en voyant un Tây (Occidental) à quatre pattes, tentant d'échapper à l'urine d'un buffle tenu par un garçon hilare. Il y a des moments où il faut savoir s'asseoir sur son ego ! D'autant plus qu'il me semblait bien qu'à sa manière de remonter ses naseaux et les coins de sa bouche, le buffle devait franchement se marrer lui aussi !

Vous qui avez lu cette tranche de vie, je vous laisse méditer ce proverbe vietnamien : «Le buffle laisse sa peau en mourant, l’homme mort laisse sa réputation».

Et vous trouvez ça facile ?


Texte et photos : Gérard BONNAFONT/CVN

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